Syndicat CGT Finances Publiques
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Suicide et nouvelles formes de servitude au travail : l’impact des nouvelles formes d’évaluation individualisée du travail

Mise en ligne le 19 avril 2005

Le 23 Janvier 2003, Vicky Binet, cadre dans une entreprise high-tech de Sophia- Antlpolis se donnait la mort devant son entreprise, laissant une lettre qui accuse sa hiérarchie.

Christophe Dejours(1) vient de publier dans la revue Travailler* une analyse de cet événement.

Suicide et nouvelles formes de servitude au travail

In La Nouvelle Vie Ouvrière 15 avril 2005

NVO - Vous venez de réaliser une étude sur le suicide au travail de Vicky Binet, un drame dont la NVO** s’était fait l’écho il y a deux ans. Pourquoi vous Intéressez-vous à cette affaire ?

Christophe Dejours - C’est conjoncturel, parce que le suicide sur le lieu de travail est un problème sérieux qui se pose depuis quelques années sans qu’il y ait d’explication satisfaisante.

Le phénomène soulève de nouvelles questions cliniques, théoriques et relatives à l’action. Les enquêtes dans ce domaine sont difficiles à réaliser, mais dans le cas présent les conditions étaient réunies : l’intéressée a laissé une lettre, et des gens qui l’ont connue ont accepté de parler. C’est un syndicaliste qui m’a alerté parce qu’il était insatisfait de l’analyse de ce suicide et préoccupé par l’absence de suite. En rassemblant les différents témoignages, j’ai dressé une analyse de ce qui a pu se passer. Je ne peux pas apporter de preuves, mais un faisceau d’arguments avec des présupposés cliniques. J’affirme par exemple qu’un suicide sur le lieu de travail est ostensiblement porteur d’un message adressé à autrui.

NVO - Vous soutenez que les suicides sur tes lieux du travail sont un phénomène récent, comment l’expliquez-vous ?

CD - Dans l’après-guerre, les suicides au travail concernaient avant tout le monde agricole, mais c’était dans la période de l’exode rural, et lieu de vie et de travail se confondaient. Le phénomène n’est véritablement apparu qu’il y a environ sept ans et ce dans toute l’Europe. Alors pourquoi maintenant ? Parce que justement quelque chose a changé dans le travail et l’élément déterminant est ce que je nomme « la pathologie de la solitude ».

Les formes ordinaires du vivre ensemble dans le travail, les règles sociales et les solidarités ont été endommagées au cours des vingt dernières années.

Cet isolement au travail est un phénomène général et c’est la raison pour laquelle on assiste à une augmentation des suicides, mais aussi des pathologies de dépression et de persécution. En soi, le harcèlement moral n’est pas nouveau. Ce qui a changé, c’est que les gens ne le supportent plus parce qu’ils sont seuls à affronter les difficultés.

NVO - Y aurait-t-il un lien avec l’affaiblissement du syndicalisme ?

CD - Il y a un rapport qui est lié à la déstructuration des solidarités et au sens commun des notions de justice et d’injustice.
On perd ici l’évidence de références communes sur le bien, le mal, le vrai et le faux. Et seul, il est plus difficile de tenir le coup. Les syndicats ont tardé à prendre en compte les questions de santé mentale. Pour être reconnues, il fallait que les pathologies aient un caractère de masse. Celui-ci a pu être mis en évidence chez les téléphonistes, mais c’est pratiquement le seul cas. Or, à des contraintes de travail identiques les individus peuvent développer des pathologies différentes selon leur personnalité.

Le syndicalisme a aussi été pris de court par la rapidité des mutations dans le travail. En particulier, il n’a pas mesuré l’impact des nouvelles formes d’évaluation individualisée du travail.

Non seulement, celles-ci induisent une mise en concurrence des salariés entre eux, mais en plus elles se révèlent totalement injustes.
Dans l’évaluation individualisée, on ne dit rien des performances, seuls sont pris en compte les résultats établis sur là base d’une gestion purement comptable, qui ignorent les réalités du travail et de l’emploi.

Par exemple, si on vous demande d’aller faire du chiffre d’affaires sur un poste dans une banlieue défavorisée, vous rencontrerez des difficultés puisque les gens n’ont pas d’argent et ce indépendamment de la qualité de votre travail.

Rompre l’isolement

NVO - Au terme de votre analyse, estimez-vous que le mode de management a joué un rôle déterminant dans le suicide de Vicky Binet ?

CD - Vicky était cadre de haut niveau dans une entreprise de high-tech. Les méthodes de management y sont fondées sur l’utilitarisme et la rationalité instrumentale, j’entends par là que seul ce qui est considéré comme efficace par l’entreprise est pris en compte. L’entreprise exige donc une soumission totale des salariés à ses propres valeurs. La nouveauté, c’est que les cadres eux-mêmes adhèrent à cette conception managériale. Il en résulte que ce qui était pensé auparavant comme injuste est maintenant partagé par les intéressés eux mêmes. Cela participe de ce que j’appelle les « nouvelles formes de servitudes » qui mettent les personnes dans une situation impossible de victimes consentantes.

Lorsque Vicky demande un temps partiel pour s’occuper de ses enfants, elle joue ses propres valeurs contre celles de l’entreprise et déclenche inévitablement un processus de perte de confiance de la part des managers, qui sera suivi de manœuvres de disqualifications.

Ce drame témoigne de graves dysfonctionnements, mais ne pas l’élucider serait plus grave encore pour ceux qui continuent à travailler dans ces entreprises.
À mon sens, il y a des leçons à en tirer.
Les employeurs, les syndicats et les chercheurs pourraient, sous l’autorité des Comités Hygiène et Sécurité -Conditions de Travail-, travailler ensemble à des expérimentations de terrain pour la prévention des décompensations. Nous avons besoin de créer un rapport entre les praticiens et les travailleurs. Dans ce cadre, les syndicats sont incontournables et c’est dans cette coopération que peuvent naître des solutions et de nouvelles idées.

PROPOS RECUEILLIS PAR RÉGIS FRUDER

(1)Christophe Dejours, professeur au Cnam et directeur du Laboratoire de psychologie du travail.

*Nouvelles formes de servitude et suicide, Travailler (2005) ;13 :53-73.
**NVO du 11 avril 2003.

Voir aussi Souffrance au Travail : ça s’aggrave. De l’introduction de l’évaluation individualisée des performances et des critères de gestion


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