(article publié sur le site de marianne 2 )
Guillaume Duval, rédacteur en chef d’Alternatives Economiques, redessine dans un essai
les contours de la société française, trop souvent déformés par les adages populaires et
le discours politique.
Extraits de Sommes-nous des paresseux ?
Année après année, les statistiques officielles indiquent que le pouvoir d’achat des Français progresse. Ces chiffres ne traduisent pourtant pas ce que ceux-ci ressentent au quotidien.
Sont-ils atteints d’un pessimisme pathologique ? Non. Ils ont de bonnes raisons de s’inquiéter.
Selon l’Insee, le niveau de vie des Français n’a cessé de progresser ces dernières années :
le pouvoir d’achat du « revenu disponible » des ménages, selon le jargon de la Comptabilité nationale1, aurait ainsi augmenté de 2,3% en 2006, après une hausse de 1,7 % en 2005 et de 2,6% en 2004. Premier bémol toutefois : comme la population continue d’augmenter en France, le pouvoir d’achat de chaque personne progresse déjà officiellement sensiblement moins vite. Il n’aurait ainsi gagné que 1,7 % en 2006. De plus, avec le vieillissement de la population et les évolutions que connaissent les structures familiales - accroissement de la
fréquence des séparations, divorces... (voir infra p. 113) - le nombre de ménages s’accroît encore plus vite que la population. Et du coup, rapporté à chaque ménage, le pouvoir d’achat n’aurait plus gagné en moyenne, selon l’Insee, que 0,8 % en 2006. Quasiment trois fois moins que si on ne prend en compte que l’évolution de la masse globale des revenus. Or c’est généralement à ce niveau que les Français apprécient l’évolution de leur propre
pouvoir d’achat. Et de tels écarts se cumulent d’année en année : le pouvoir d’achat des ménages, pris dans leur globalité, est censé avoir augmenté de 37 % entre 1990 et 2006, mais celui de chaque ménage, ne s’est plus accru officiellement que de 17 %, moitié moins.
La forte diminution de la taille moyenne des ménages intervenue au cours des dernières décennies est une des causes principales du sentiment récurrent qu’ont les Français de connaître des fins de mois de plus en plus difficiles : en effet, que quatre personnes ou une
seule vivent sous le même toit, il faut payer le logement, une voiture, l’abonnement au téléphone, les assurances...
L’Insee n’ignore pas non plus que les situations sont différentes selon les types de revenus. Entre 1998 et 2006, les prix à la consommation ne se seraient globalement accrus que de 14,9 %. Dans le même temps, les salaires mensuels du privé se sont accrus de 19,4 %,
mais les retraites de la Sécurité sociale n’ont augmenté en revanche que de 13,9 % et les salaires de la fonction publique de 8,6 %. Retraités et fonctionnaires ont donc très officiellement perdu du pouvoir d’achat. Il n’empêche : la grande masse des Français est censée avoir vu celui-ci progresser sensiblement ces dernières années.
Les Français ne l’entendent pourtant pas de cette oreille : ils ont très majoritairement le sentiment que leur porte monnaie se vide de plus en plus. Ils ont accusé tout d’abord le passage à l’euro d’avoir renchéri les prix. Un changement de monnaie est en effet propice à
la valse des étiquettes : les consommateurs ayant perdu leurs repères habituels,la tentation est forte pour les producteurs et les commerçants d’en profiter. D’autant que
l’euro vaut plus que les monnaies qu’il a remplacées : les commerçants peuvent jouer sur l’illusion que 1,50 euro représenterait beaucoup moins d’argent que 10 francs. Quelles que soient les précautions prises par les pouvoirs publics, et les protestations solennelles, la main sur le coeur, des industriels et des distributeurs, ce phénomène s’est fréquemment produit immédiatement avant et juste après l’introduction de l’euro en 2002. Il n’a cependant aucune raison de se poursuivre indéfiniment : les consommateurs développent progressivement de nouveaux repères et cet « effet euro » ne peut expliquer, plusieurs
années plus tard, la persistance du sentiment d’une inflation plus forte qu’officiellement annoncée. Un sentiment qui est d’ailleurs retombé dans les autres pays de la Zone euro.
Il faut donc chercher ailleurs la clé du mystère. Le chiffre global d’inflation affiché par l’Insee résulte de la combinaison d’évolutions très contrastées. Ainsi, les prix des voyages touristiques ont augmenté de 54,5 % entre 1998 et 2006, les cafés de 24,4 %, et les loyers de 18,9 % tandis que les automobiles neuves n’augmentaient que de 6,6 % et que le petit électroménager baissait de 8,2%... Suivant ses habitudes de consommation et sa sensibilité particulière au prix de tel ou tel bien ou service, on peut assez facilement être conduit à survaloriser une évolution par rapport à une autre. On tend en particulier
facilement à donner trop d’importance à la hausse de prix des petites dépenses courantes,comme le café au bar, par rapport aux grosses dépenses peu fréquentes, du type achat
d’une voiture ou d’un ordinateur.
Or les premières correspondent en général à des activités de services dont les prix augmentent nettement plus vite que les secondes, qui consistent souvent en achats de biens industriels.
Cet effet, réel, ne suffit pourtant pas à expliquer à lui seul le sentiment répandu d’une inflation supérieure aux déclarations officielles. Dans son combat contre « la vie chère » (et pour accroître ses débouchés), le groupe de distribution Leclerc a voulu montrer pourquoi ce sentiment était justifié. Pour ce faire, il a construit, avec le Bureau d’informations et de prévisions économiques
(BIPE), un indice du « pouvoir d’achat effectif du consommateur » en retranchant des revenus des ménages, tels que les considère l’Insee, les dépenses liées au logement, aux transports, aux assurances et aux remboursements de crédits, considérées comme des coûts incompressibles sur lesquels le consommateur n’a guère de prise réelle. Compte tenu du niveau plus élevé que la moyenne de la hausse des prix sur ces postes, on aboutit en
effet à une perte de pouvoir d’achat des consommateurs de 1% en 2003 et de 0,7 % en 2005 sur le reste de leurs revenus. Ainsi qu’à des hausses beaucoup plus faibles que celles annoncées par l’Insee pour les autres années : plus 0,5 % seulement en 2006 par exemple.
Voilà qui commence à dissiper le mystère. Mais il faut aller encore un peu plus loin en s’arrêtant sur certaines dépenses en particulier. Notamment celles qui concernent le
logement. La hausse vertigineuse de l’immobilier - les prix ont doublé en France en six ans - est une des raisons essentielles du scepticisme des consommateurs quant à la progression officielle de leur pouvoir d’achat. Pour le commun des mortels, l’évolution des prix de l’immobilier fait partie intégrante de l’appréciation de l’inflation. Pas pour l’Insee.
Seuls entrent en compte dans l’indice des prix à la consommation, les loyers payés par les locataires et leur évolution. L’achat d’un logement est en effet considéré comme un investissement et non comme une dépense courante. Du coup, pour l’Insee, l’ensemble « Logement, eau, gaz, électricité et autres combustibles » ne pèse que 13,7 % de l’indice des prix, alors que l’institut lui-même estime par ailleurs que le logement représentait en réalité, en 2005, 24,7% du budget des ménages. Quasiment le double ! Une différence qui s’explique par le fait que les dépenses des accédants à la propriété, en forte hausse du fait
justement de l’augmentation des prix de l’immobilier, ne sont pas prises en compte dans l’indice des prix. C’est
probablement la cause principale de la divergence d’appréciation entre les Français et l’Insee. Ce problème va d’ailleurs bien au-delà de la seule évolution du pouvoir d’achat : il est au coeur également des polémiques qui entourent les politiques monétaires menées par
les Banques centrales. Elles qui placent constamment l’inflation au coeur de leurs préoccupations, pourquoi n’entreprennent-elles rien pour empêcher les prix de l’immobilier de flamber ? Mais c’est une autre affaire...
Pour ne rien arranger, la mesure des différents prix par l’Insee n’est elle-même pas exempte de reproches. Un peu technique, ce point mérite cependant toute notre attention.
Une des difficultés centrales de toutes les mesures d’inflation concerne le traitement des produits nouveaux : comment prendre en compte leurs prix par rapport à celui du produit qu’ils remplacent ? Comment en particulier valoriser les qualités supplémentaires,les innovations qu’ils sont censés apporter ? Selon une étude réalisée en 2004 par Libre service actualité (LSA), 48 % des produits sont ainsi renouvelés chaque année chez les Hard discounters, et 24% dans les hypermarchés. Ces renouvellements sont évidemment une occasion privilégiée pour les fabricants de donner un petit « coup de pouce » aux prix :
dans les hypermarchés où LSA avait enquêté à l’époque, on notait une inflation de 2,7 % pour les produits qui ne changeaient pas, mais de 11,7 % pour ceux qui étaient
renouvelés, soit un mix global d’inflation de 3,8 %. Or ce phénomène est très mal traduit
dans les indices officiels : l’Insee considère en effet le plus souvent que l’augmentation des prix appliquée au moment du renouvellement des produits reflète les qualités supplémentaires que sont censés présenter ces produits nouveaux, limitant ainsi sensiblement leur impact sur la mesure de la hausse de prix. Alors même que ces améliorations sont pourtant souvent bien difficiles à détecter du point de vue du consommateur. Surtout lorsque, comme le produit ancien n’est plus en rayon, le client n’a de toute façon pas d’autre choix que de subir cette hausse « plein pot », qualité supplémentaire ou pas.
Le cas des ordinateurs est probablement le plus emblématique :
selon l’Insee, un PC qui valait 1 000 euros en 1998 est censé ne plus coûter que 190 euros en février 2007 (l’indice des prix des PC a en effet été divisé par plus de cinq). Or chacun sait que, même si les prix ont un peu baissé dans ce secteur, un PC ne vaut pas aujourd’hui cinq fois moins qu’en 1998. Les capacités de stockage, de traitement... se sont cependant beaucoup accrues. C’est ce qui conduit l’Insee à considérer que les prix des
ordinateurs se sont effondrés : entre 1995 et 2005, le prix unitaire réel d’un PC a baissé en moyenne de 5,6 % par an mais l’indice officiel des prix a enregistré une baisse de 18,6 % par an du fait de cet « effet qualité »... Ces ordinateurs, qui ne valent presque plus rien
selon l’Insee, pèsent pourtant aujourd’hui pour 0,74 % de l’indice officiel des prix contre 0,03 % en 1997, une multiplication par 25... De la même façon, les prix des services de téléphonie sont censés avoir baissé de 27 % depuis 1990, quand, dans le même temps,leur poids dans l’indice, qui reflète leur poids dans la consommation des ménages, est passé de 1,54 % à 2,73 %, un quasi doublement. En gros, si l’on croit l’Insee, chacun
d’entre nous est censé passer plus de deux fois plus de coups de téléphone qu’en 1990. Cela fait beaucoup...
Bref, il existe en effet plusieurs bonnes raisons de douter de la qualité de l’appréciation statistique du pouvoir d’achat. Cela dit, la solution ne peut pas venir de la multiplication d’indices privés concurrents, ou de l’individualisation des indices que propose désormais
l’Insee elle-même (puisque personne n’a confiance dans l’indice officiel, que chacun fasse son propre indice !). Une société a besoin pour fonctionner, de mesurer l’évolution de la quantité des richesses produites, répartir les subventions, faire évoluer les prestations
sociales, déterminer les seuils d’imposition ou d’exonération...d’une norme commune dont la fiabilité soit socialement reconnue.
« Travailler plus »...Nous serions donc paresseux ?
lire la publication complète