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Economie de marché ou capitalisme des oligopoles ?

Un capitalisme « au-delà du marché »

Économie de marché ou capitalisme des oligopoles ?

Par Samir Amin, économiste et président du World Forum for Alternatives, qui explique l’importance des différentes classes dans la définition du capitalisme. Aujourd’hui, c’est la haute finance qui tient les ficelles, à telles point que l’État lui est soumis.

Capitalisme et économie de marché ne sont pas synonymes, comme voudrait le faire croire le discours politique dominant et les économistes conventionnels. Le caractère spécifique propre au capitalisme est celui d’un système fondé sur la propriété privée des moyens de production. Une propriété qui est par définition celle d’une minorité, privilégiée. Une propriété qui est celle d’équipements importants (autres que la propriété du sol) à la hauteur des technologies modernes de la production depuis deux siècles, à partir de la première révolution industrielle (début du XIXe siècle), et les suivantes. La majorité, non propriétaire, est alors contrainte de vendre sa force de travail : le capital emploie le travail, le travail ne dispose pas librement des moyens de production. Le contraste de classe bourgeoisie/prolétariat définit le capitalisme, le marché n’est que la forme de la gestion de son économie sociale.

Cette définition situe donc le propre du capitalisme non « dans le marché », mais « au-delà du marché », dans le « monopole » que représente la propriété privée. Pour Marx, et après lui Braudel et même Keynes (en partie), il s’agit là d’une évidence plate, dont l’idéologie dominante feint d’ignorer l’importance décisive, pour lui substituer celle du « marché ».

La bourgeoisie, une classe fractionnée

La bourgeoisie en question a elle même évolué du cours du déploiement de l’histoire du capitalisme. Mais si cette classe a toujours exercé un pouvoir économique, social et politique collectif dominant à toutes les étapes de cette histoire moderne, permettant ainsi sa reproduction et son développement, elle a également toujours été fortement hiérarchisée. Il y a donc toujours eu des fractions de cette classe qui commandent les hauteurs dominantes du système économique. Ces fractions ont parfois été en mesure d’exercer un pouvoir de tutelle puissant sur l’ensemble de la classe, et dans ce cas ont prélevé sur le surproduit collectif produit par l’exploitation du travail une « rente de monopole » décisive. En apparence ce prélèvement est produit par le fonctionnement de mécanismes de marché. Mais il ne s’agit là que d’une apparence, le monopole social et politique étant lui, le moyen véritable par lequel opère cette ponction.

Dans certaines conditions la puissance de ce monopole a été réduite par l’intervention politique des couches capitalistes « moyennes » (et même « petites ») et la recherche d’une alliance bourgeoise large, nécessitée entre autre pour faire face au défi des classes populaires. Dans ce cadre il est même arrivé que l’alliance exige un « compromis social capital/travail » moins défavorable aux travailleurs. Ce fut le cas du capitalisme du Welfare State de l’après seconde guerre mondiale. Il est donc toujours important de qualifier l’état des conflits sociaux et politiques propre à chacune des phases de l’histoire concrète du capitalisme réellement existant. Les caractéristiques propres à une phase donnée sont le produit complexe à la fois des transformations internes du système productif e centralisation du capital, etc.) et de l’équilibre des forces sociales et politiques spécifique au moment considéré.

Les dominants régulent les marchés à leur profit

La strate dominante du capital doit être qualifiée de « grand capital financier ». Non au sens qu’il s’agirait de capitalistes opérant dans le secteur financier du système (banques et autres), mais au sens qu’il s’agit de capitalistes ayant un accès privilégié aux capitaux nécessaires pour l’épanouissement de leurs activités, lesquelles peuvent concerner différents secteurs de l’économie (production industrielle, commercialisation, services financiers, recherche et développement). Cet accès privilégié leur donne un pouvoir particulier et puissant dans le façonnement des marchés, qu’ils régulent donc à leur profit. En particulier c’est ce groupe oligopolistique de la bourgeoisie qui, dans la phase actuelle, domine le marché financier (les taux d’intérêts) et, dans l’économie mondiale celui des taux de change. C’est elle qui commande les investissements décisifs dans les branches dominantes de l’économie, les investissements à l’étranger, le grand commerce international des produits de base, la recherche technologique de pointe, les fusions etc.
La puissance de cette strate est telle qu’elle entre en concurrence avec l’État, représentant collectif du capital et gestionnaire du bloc social hégémonique qui assure la valorisation et l’accumulation du capital. Un bloc qui dans certaines circonstances (celles du Welfare State) prenait en considération les exigences du compromis capital/travail en exercice.

L’État est domestiqué au service de la haute finance

Dans certaines circonstances donc l’État intervient pour limiter les pouvoirs de la haute finance. Il se donne les moyens de contrôler le marché financier, la Banque Centrale exerçant alors un pouvoir décisif dans la détermination des taux d’intérêts, de contrôler les relations extérieures par le contrôle des changes à des degrés divers etc. Il va parfois même plus loin, l’État imposant sa tutelle sur la recherche et les décisions concernant les investissements majeurs. Ces pratiques peuvent dépasser de loin les seules politiques de la dépense publique et de l’endettement public, et les politiques dites monétaires. Les combats de Keynes allaient exactement dans ce sens comme Dostaler l’a écrit .
Mais dans d’autres circonstances la haute finance parvient à domestiquer l’État et à le réduire au statut d’instrument à son service. Les thèmes de la privatisation à outrance, de la « dérégulation » des marchés (entendue comme l’abolition des interventions régulatrices de l’État, abandonnant à la haute finance le contrôle des marchés), du retrait de l’État sont alors orchestrés, organisés en un ensemble doctrinal et idéologique adéquat.

Nous sommes dans un moment de ce type. La raison de cette évolution ne réside pas pour l’essentiel dans la nature des transformations objectives des systèmes productifs, en rapport avec la concentration et la centralisation du capital, les révolutions technologiques en cours etc. Ces transformations sont réelles, et exercent leur pouvoir dans la modulation des formes d’exercice des pouvoirs de commandement de la haute finance. Mais à l’origine de ce véritable renversement des rapports de force, de la substitution directe de la haute finance à l’État, il y a pour l’essentiel des raisons politiques et sociales : l’érosion et l’épuisement des formes de régulation de la reproduction économique et sociale propres à l’après seconde guerre mondiale. Ces formes – le Welfare State en Occident développé, le socialisme réellement existant à l’Est, les populismes nationaux dans le tiers monde – avaient régenté à la fois les rapports sociaux à l’intérieur de chacun des trois groupes de sociétés concernées et les rapports internationaux. La page de cette phase de l’histoire est tournée. L’épuisement – voire l’effondrement – des systèmes de l’après guerre a inversé les rapports de force au bénéfice du capital, et la haute finance s’est trouvée de ce fait capable de s’emparer des postes de commande.

Les secrets d’une stratégie économique au service de la haute finance

Ce qu’on appelle « la financiarisation du système » n’est rien d’autre que l’expression de la nouvelle politique économique commandée par les intérêts de la haute finance. Nous devons la meilleure analyse de cette stratégie - car il s’agit d’une stratégie et non d’une « exigence objective » - de la haute finance à François Morin (Le Nouveau Mur de l’Argent, Seuil, 2006). J’en reprendrai donc les points essentiels de l’analyse.
Il s’agit d’un oligopole, constitué par une dizaine de grandes banques internationales (suivies par une vingtaine d’autres de moindre capacité), d’investisseurs institutionnels (fonds de pension et fonds de placements collectifs entre autre) gérés par des filiales ou des associés de ces banques, de compagnies d’assurances également largement associées et des groupes de firmes majeures. Cet oligopole financier est le patron actif principal des cinquante ou cent plus grands ensembles de firmes de la finance, de la production industrielle et de l’agro-business, du grand commerce et des transports majeurs.

L’oligopole n’est pas géré par les règles de la « compétition », mais par un mélange de concurrence et d’accords oligopolistiques - dit souvent « consensus » - lui même instable, dans le sens qu’un moment dominé par le consensus (comme le nôtre) pourrait être suivi d’un autre de concurrence féroce. Celle-ci prendrait alors la forme de conflits entre les États, car si chacune des unités qui composent l’oligopole opère sur le terrain transnational de l’économie mondiale, celles-ci demeurent nationales par l’appartenance de leurs directions majeures à la bourgeoisie d’un Etat particulier.

Le quasi monopole que le consensus en cours représente a permis à la haute finance de la triade (États Unis, Europe, Japon) de s’emparer du contrôle du marché financier mondialisé, de déposséder les Ministères des Finances et les Banques centrales dans leurs fonctions de centres qui déterminent par leur propre décision les taux de l’intérêt.
Dans la phase précédente du capitalisme (l’après guerre) les politiques d’Etat, par le canal des Banques centrales, s’étaient donné pour objectif le maintien de taux d’intérêt généralement négatifs en termes réels (inférieurs aux taux d’inflation). La décision d’investissement, libérée largement du poids de l’endettement financier, était commandée d’une autre manière par d’autres moyens : l’expansion du volume des activités et des productions d’une firme, l’autofinancement, l’accès aux prêts des banques, souvent publiques, les soutiens de l’Etat etc.
On dit aujourd’hui que ces moyens ne permettaient pas une « allocation optimale » des capitaux. On se garde de dire que le système qui l’a remplacé – le contrôle du marché financier par la haute finance – ne garantit pas davantage cette fameuse allocation optimale. Dans tous les cas ce concept est lui même un faux concept, déduit d’une doctrine (déguisée en théorie) concernant les propriétés attribuées « au marché généralisé ». La théorie de ce marché généralisé est celle d’un capitalisme imaginaire substituée à celle du capitalisme réellement existant.

Des taux d’intérêt élevés au bénéfice de la haute finance

La stratégie de la haute finance dominante s’est donc fixé l’objectif - qu’elle a atteint - de fixer les taux d’intérêt à un niveau positif (réel) élevé. Le but est, à travers le contrôle du marché financier exercé par cet oligopole, d’opérer un prélèvement important sur le surplus (la plus value - en gros le PIB moins les salaires et autres rémunérations du travail) au bénéfice de la haute finance. Ce prélèvement ne garantit en rien l’allocation optimale des capitaux comme l’économie conventionnelle le prétend. De surcroît il ne garantit en rien la croissance économique maximale, mais tout au contraire est à l’origine en grande partie de l’atonie relative de l’économie productive. On sait que les taux de croissance d’aujourd’hui se situent à des niveaux qui ne dépassent guère la moitié de ce qu’ils ont été dans la phase précédente du Welfare State.

Les ambitions de la haute finance ne se limitent pas au contrôle de leurs marchés financiers nationaux ; celle-ci vise à établir sa domination à l’échelle mondiale. La « mondialisation » n’est rien d’autre que la stratégie de conquête déployée à cette fin. L’interpénétration entre les marchés financiers des partenaires de la triade, acquise par la suppression du contrôle des flux financiers et l’adhésion au principe des changes flottants, a été le produit de décisions traduisant la mise en œuvre du consensus des oligopoles de la haute finance de la triade. Par contre l’expansion des interventions de cette haute finance dans les pays du Sud a été imposée à des États plus ou moins réticents, entre autre par l’OMC et le FMI, instruments de l’impérialisme collectif de la triade. La dette, les promesses d’ouverture des marchés du Nord aux produits du Sud (des promesses rarement suivies d’effets), l’ouverture des comptes capitaux et la soumission aux pseudo-marchés des changes flottants ont été les moyens de cette conquête. Les interventions de la haute finance sur ces pseudo-marchés des changes ont pratiquement annihilé les moyens d’États nationaux et permis à la finance transnationale de déterminer les taux de change qui maximisent leurs prélèvements sur la production des pays du Sud.

Quelques données quantitatives que nous empruntons à l’ouvrage de François Morin précédemment cité, traduisent l’ampleur de cette domination de la nouvelle ploutocratie financière de la triade sur l’économie mondiale :

Les transactions sur biens et services (le PIB mondial) ne représente plus en 2002 que 3% des transactions monétaires et financières, les transactions concernant le commerce international à peine 2% des transactions sur le change, les règlements concernant les achats et ventes d’action et d’obligations sur les marchés organisés (des opérations qui sont considérées comme constitutives du marché des capitaux par excellence) que 3,4% des règlements monétaires ! Ce sont les transactions sur les produits de couverture - destinées à couvrir les opérateurs des risques - qui ont « littéralement explosé ». Morin - à juste titre - appelle notre attention sur ce fait majeur.

La « financiarisation » de l’économie mondiale est-elle « viable » ?

F. Morin démontre que cet avantage prétendu est largement illusoire. Certes la haute finance a inventé des moyens qui permettent aux opérateurs sur les marchés financiers de se protéger individuellement de beaucoup des risques en question. L’invention des « dérivés » dont les techniques nombreuses et complexes ne sont guère connues et maîtrisées que par ces opérateurs, répondait à ce besoin. Cette invention a dopé les flux financiers qui ont pris l’ampleur signalée plus haut. Le rapport entre les opérations de couverture à celles occasionnées par la production et les échanges internationaux est de 28 à 1 en 2002. Une disproportion qui s’accuse régulièrement depuis une vingtaine d’années et qu’on n’avait jamais connu auparavant dans toute l’histoire du capitalisme. Mais la réduction des risques pour les opérateurs considérés individuellement se traduit par une augmentation du risque collectif. L’indicateur de la croissance de ce risque est donné par le gonflement incessant de la bulle financière, dont le volume a été multiplié par dix au cours de la décennie 1993-2003.

En dépit de ce risque grandissant, qui conduira probablement à une crise financière globale d’une ampleur non maîtrisable, les politiques économiques et sociales mises en œuvre par les États pour servir les objectifs de domination de la haute finance sont de nature à transférer le risque du capital au travail. Là encore les moyens sont connus : reconstitution d’une armée de réserve de chômeurs importante, précarisation des emplois, réduction des droits des travailleurs et de leurs avantages sociaux, substitution de méthodes d’indexation des retraites sur celui du produit des placements financiers (en lieu et place de la retraite par répartition). Ces moyens sont accompagnés par des politiques de construction d’une pseudo-solidarité entre les couches moyennes, le patronat en général et la haute finance. L’encouragement au placement de l’épargne sur le marché financier des actions et obligations privées vise à créer cette apparence de solidarité. Une « théorie » du capitalisme patrimonial – un capitalisme dont les « propriétaires » seraient un peu tout le monde – a été fabriquée pour donner crédibilité et légitimité apparentes au report du risque sur les « petits actionnaires » et sur les travailleurs.

Le système en question, pris dans son ensemble, se présente comme un colosse certes, mais aux pieds d’argile. Il s’effondrera à coup sûr. Mais comment ? Par l’effet de quelles causes majeures ? Au bénéfice de quelle alternative ?

L’effondrement financier – toujours inattendu quand il survient – ne constitue pas, à mon avis, la raison principale de non durabilité du système. Le système n’est pas viable pour d’autres raisons, de nature sociale et politique. Les politiques d’accompagnement que la domination de la haute finance exige entraînent une inégalité croissante indéfinie dans la répartition du revenu. Au delà des conséquences strictement économiques d’une évolution se poursuivant en permanence dans ce sens – à savoir l’installation du système dans l’atonie faute de demande solvable – un modèle de ce genre n’est pas tolérable socialement et ne le sera probablement pas politiquement. Au plan mondial le système entraîne une polarisation accentuée, la mise sous tutelle permanente des pays dits « émergents » du Sud (la Chine, l’Inde, l’Asie du Sud Est, l’Amérique latine) et la destruction (quasi génocide) des pays dits « marginalisés » (l’Afrique en particulier) dont les peuples sont devenus inutiles pour la poursuite de l’accumulation et dont seules les ressources naturelles (pétrole, minerais, bois, eau) intéressent le capital dominant. Il y a tout lieu de penser que les conflits sociaux et politiques internes, dans toutes les régions du monde Nord et Sud, et les conflits internationaux (Nord contre Sud) doivent conduire à mettre un terme à la domination de la haute finance en place.

La nouvelle ploutocratie née de la mondialisation

Le capitalisme d’aujourd’hui n’est plus celui que nous connaissions il y a une trentaine d’années. Nous sommes parvenus à un stade de centralisation du capital sans commune mesure avec celui qui a caractérisé le capitalisme historique durant les cinq siècles de son déploiement.

Certes les monopoles ont toujours existé, dès l’origine à l’époque mercantiliste (les Compagnies à Charte), au XIXe siècle dominé par l’industrialisation disséminée (dans les finances – les « 200 familles » en France), à partir de la fin de ce siècle avec l’émergence des « monopoles » (Hobson, Hilferding, Lénine). Mais quel qu’ait été l’importance décisive de leur intervention dans le champ économique pour l’évolution globale du système – et elle l’a toujours été – le capitalisme dans son ensemble, organisé dans la forme de millions de moyennes entreprises industrielles et commerciales et de paysans – agriculteurs riches, était régulé par une multitude de marchés (qui sans être « purs et parfaits » n’en étaient pas moins des marchés concurrentiels réels) qui échappaient largement aux interventions des monopoles, lesquels opéraient dans des domaines réservés (le grand commerce mercantiliste, le financement de l’Etat, le commerce international des produits de base, les prêts internationaux, plus tardivement quelques grandes branches de la production industrielle de masse et du nouveau grand commerce, la banque et les assurances). Ces domaine réservés étaient largement nationaux, en dépit de leurs prolongements hors des frontières. Cette situation donnait aux politiques d’Etat une efficacité réelle dans la gestion de l’ensemble économique.

Une poignée de groupes pour dominer le système

Le capitalisme aujourd’hui est tout autre chose. Une poignée d’oligopoles occupent seuls toutes les hauteurs dominantes de la gestion économique nationale et mondiale. Il ne s’agit pas d’oligopoles strictement financiers mais de « groupes » au sein desquels les activités de production de l’industrie, de l’agro-business, du commerce, des services et évidemment les activités financières (dominantes au sens que le système est dans son ensemble « financiarisé », c’est à dire dominé par les logiques financières) sont étroitement associées. Il s’agit d’une « poignée » de groupes : une trentaine gigantesques, un millier d’autres, guère plus. Dans ce sens on peut parler de « ploutocratie », même si ce terme peut inquiéter ceux qui se souviennent de son usage abusif par les démagogues du fascisme.
Cette ploutocratie de groupes domine la mondialisation en place, qu’elle a d’ailleurs elle même véritablement façonnée (pour ne pas dire « fabriquée ») en fonction de ses seuls stricts intérêts. Elle a substitué à l’ancienne « division internationale (inégale) du travail », fondée sur les prétendus « avantages comparatifs » (objet des réflexions théoriques à la Ricardo) – en fait, dans mon analyse, produite par le contraste centres/périphéries – une « géographie économique », c’est à dire une intégration des « territoires » dans leur stratégies propres (pour reprendre l’expression convaincante de Charles Michalet). Cette géographie, qui est le produit de ces stratégies des groupes en question et non une « donnée » extérieure à celle-ci, façonne à son tour ce qui apparaît comme « commerce international » mais devient en réalité et dans des proportions grandissantes des transferts internes aux groupes considérés. Les délocalisations, dans leurs formes diverses analysées à la perfection par C. A. Michalet (La mondialisation, la grande rupture, La Découverte 2007), constituent le moyen de ce façonnement du monde.

Cette même ploutocratie commande seule les marchés financiers mondialisés, détermine le taux de l’intérêt qui lui permet d’opérer à son profit un prélèvement massif sur la plus value produite par le travail social, comme – largement – les taux de change qui lui conviennent (référence à F. Morin dont se sont inspirés les développement précédents).

Les entreprises « moyennes » contraintes de s’ajuster

Dans ce cadre, les millions d’entreprises privées dites « moyennes » (et même beaucoup de « grandes ») et d’agriculteurs capitalistes ne bénéficient plus d’autonomie réelle dans leurs décisions. Ils sont simplement contraints de s’ajuster en permanence aux stratégies déployées par la ploutocratie. Cette situation est nouvelle, qualitativement différente de celle qui a caractérisé le capitalisme historique dans les phases antérieures de son développement. Le marché invoqué par les économistes conventionnels, n’existe plus. Il est une farce véritable.
Cette analyse n’est pas seulement la mienne, elle est largement partagée par tous les analystes critiques qui refusent de s’aligner sur le discours de l’économie conventionnelle, dominante. La question qui à mon avis mérite d’être placée au centre de notre discussion est de savoir si cette transformation est « définitive » ou au contraire « non viable ». La réponse à cette question nous départage certainement.

Certains – beaucoup ? – considèrent que la transformation est définitive, même si elle ne « plaît pas ». On ne peut alors que s’y ajuster, au mieux en infléchir le mouvement pour donner leur place à quelques considérations sociales, mais guère plus. Il faut accepter la dominance des stratégies des groupes concernés, le dépérissement des États. C’est l’option – en gros – des sociaux démocrates devenus sociaux libéraux. Quelques uns même y voient une transformation « positive » qui, par elle même, prépare un avenir meilleur. Qu’on dise alors que le capitalisme constitue un horizon indépassable (conception qui sous tend l’option sociale libérale) ou qu’il se dépassera par son propre mouvement (on reconnaîtra ici Negri) revient au même : il n’y a pas lieu d’agir contre la transformation en question. Adieu socialisme, une utopie du XIXe siècle dépassée. Adieu marxisme.

Mon analyse se sépare de celles-ci. La transformation en cours témoigne du caractère obsolète (« sénile ») auquel le capitalisme est parvenu. Non pas seulement parce qu’il est devenu l’ennemi de l’humanité entière (et doit donc être dépassé par l’action politique consciente, si l’on veut éviter le pire), mais aussi parce que cette transformation n’est pas viable. Elle ne l’est pas, dans ce sens particulier que les régulations imposées par la ploutocratie des groupes ne réduisent pas le « risque » d’effondrement financier, mais au contraire l’aggravent. Elle ne l’est pas dans le sens plus général et politique que cette régulation est insupportable, socialement pour les classes travailleuses de toutes les régions du monde, politiquement pour les peuples, nations et États de la périphérie (en particulier des pays dits « émergents »). Le retour de l’Etat et l’affirmation de son rôle ne doivent pas être exclus.

Le capitalisme, ennemi de la démocratie

Le paradoxe majeur, pour moi, est que des opinions qui se pensent sincèrement démocratiques ne voient pas la contradiction flagrante entre la gestion du monde par la ploutocratie en place et les principes fondamentaux de la démocratie. En fait le nouveau capitalisme ploutocratique des oligopoles financiarisés est l’ennemi de la démocratie, fut-elle bourgeoise, qu’elle vide de tout contenu. Cette déconstruction de la démocratie bourgeoise, en cours, est poursuivie d’une manière tout à fait systématique par la classe politique dirigeante. En particulier en Europe dont le « projet » a été pensé à cette fin par ses fondateurs, Monnet en premier. Le discours sur « l’individu devenu sujet de l’histoire » n’est là que pour jeter de la poudre aux yeux et légitimer la pratique anti démocratique. Par ailleurs il devrait paraître évident que les structures gérées par les groupes appropriés par la ploutocratie constituent des « biens collectifs », c’est à dire qu’ils devraient être « la propriété de la nation », gérés par elle. En lieu et place nos démocrates se rallient à leur gestion privée. Respect de la sacro sainte propriété ? Illusion que la gestion de ces structures pourrait être assumée par le collectif des petits actionnaires ? Conviction de l’efficacité supérieure de la gestion privée et du destin fatalement bureaucratique de celle de l’Etat ? La réalité devrait ouvrir les yeux de ces démocrates naïfs. L’éloge des grands innovateurs (Rockfeller hier, Bill Gates aujourd’hui) peut-il faire oublier que la majorité des ploutocrates sont des héritiers, dont on voit mal pour quelles raisons ils devraient disposer de pouvoirs aussi puissants, qu’il existe une « bureaucratie privée » qui n’est pas nécessairement moins sclérosée que celle de l’Etat, que l’Etat a eu également ses grands innovateurs (Colbert hier, les ingénieurs qui ont placé la SNCF publique à l’avant garde des chemins

Les démocrates devraient donc finir par comprendre que le degré de centralisation du capital des temps contemporains appelle sa socialisation. Que les formules de celles-ci, associant les travailleurs à la collectivité nationale dans cette gestion, restent à inventer, soit. Que cette socialisation « hors marché » (par la démocratie) n’exclut pas (pour encore longtemps) l’initiative et la propriété pour des millions de petits et moyennes entreprises soit encore. Au demeurant la socialisation des hauteurs dominantes créerait les conditions d’un marché véritable pour ces PME en question. De surcroît les formules de leur gestion devraient être imaginées diverses : la propriété privée, mais aussi les coopératives de travailleurs ( Lip en France en avait démontré l’efficacité, et son « échec » a été l’assassinat voulu et planifié par l’Etat de ce modèle « dangereux »), amorçant ainsi l’émergence d’éléments de socialisation au delà du marché.

L’obstacle à cet avenir possible et nécessaire est tout entier situé dans la culture politique dominante, en voie d’américanisation en Europe. Les analyses critiques de cette dérive de l’idéologie et de la politique ne manquent pas, qui ont placé l’accent sur les facettes nombreuses de cette dégradation, laquelle, à son tour, prépare un « autre monde », plus mauvais encore que celui que nous connaissons. Negri ignore ces analyses. Son « optimisme » de commande pour justifier l’inaction l’exige.

Parce que dans la multiplicité des conflits que la poursuite de la dictature du capital financier en place ceux qui opposent les peuples et les États du Sud à la logique de la gestion ploutocratique mondialisée sont appelées s’aggraver à une allure rapide – dans le futur visible – sans doute plus que celles qui opposent les peuples des centres de la triade impérialiste à leurs gouvernants, j’imagine que les ruptures premières s’amorceront à partir du Sud. Dans des formes diverses, comme on le voit déjà percer en Amérique latine d’une part, en Asie de l’Est d’autre part.

Cette dernière observation n’est pas celle d’un « tiers mondiste », mais d’un internationaliste qui appelle à la solidarité de tous les travailleurs de la Planète. Plus celle-ci pourra aller de l’avant, meilleures seront les chances offertes à des avancées révolutionnaires dans le Sud et dans le Nord.

Samir Amin ( Site Marianne 2 Août et Septembre 2008 )