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" Une saison de machettes ", Jean Hatzfeld, éd Le Seuil 2004

- En avril 1994, commence en Afrique Centrale, l’un des évènements les plus dramatiques de la 2ème moitié du XXème siècle : le génocide rwandais. Si cet événement a quelque peu été relégué au second plan des grands chamboulements historiques de l’époque contemporaine - comme c’est trop souvent le cas pour les tragédies à grande échelle qui secouent régulièrement l’Afrique - il convient néanmoins de rappeler qu’en environ 2 mois, le génocide rwandais a fait entre 800.000 et 1 million de victimes.
Jean Hatzfeld a voulu, au travers des témoignages de protagonistes de ce drame, victimes et bourreaux, essayer d’en resituer les circonstances, et d’en comprendre les raisons et la mécanique.
- Dans un premier ouvrage, intitulé "Dans le nu de la vie", c’est aux victimes survivantes qu’il donnait la parole.
- Dans ce deuxième volume intitulé "Une saison de machettes", c’est à un groupe d’une dizaine de génocidaires, issus des mêmes bourgades, situées sur la commune de Nyamata, emprisonnés et en attente de jugement au moment de leur interview, qu’il demande de témoigner.
Sur ce secteur géographique, on retiendra qu’entre le 11 avril 94 à 11h00 et le 14 mai 94 à 14H00, environ 50.000 Tutsis ont été massacrés à la machette, sur une population de près de 59.000 personnes.
Sur la forme, on notera que le livre mêle les témoignages directs des tueurs, et leurs propres commentaires sur le génocide, ainsi que les réflexions que cet événement "surnaturel" (mot usité par les génocidaires, dans le sens d’exceptionnel, d’inimaginable, de quasi-irréel) inspire à l’auteur, lui-même présent sur les lieux du drame en 94.

La lecture de ces divers témoignages s’avère dès le départ très "personnelle", et provoque chez le lecteur un sentiment de malaise qui le renvoie inévitablement à sa conception de la nature humaine, et plus particulièrement, de façon très philosophique, au rapport que chacun entretient avec la violence et la mort.

En ce qui me concerne, deux éléments m’ont plus particulièrement troublés :

- D’une part, le caractère collectif, on peut même dire quasi unanime, de l’implication des Hutus dans les massacres. Sans vouloir se hasarder à faire une hiérarchie entre les génocides, qui du point de vue des victimes aboutissent aux mêmes terribles résultats, le génocide rwandais se distingue de la Shoa, par le caractère "non industriel" (désolé, je ne vois pas d’autre terme) du plan d’élimination des Tutsis. Ceci s’explique bien entendu par le caractère rural de la société rwandaise, essentiellement basée sur l’agriculture.

Cela n’est pas entièrement neutre : en effet, si le génocide des Juifs n’eut pu se dérouler sans l’assentiment d’une grande partie de la population allemande de l’époque, il fut néanmoins matériellement perpétré par une minorité : essentiellement une partie de son armée, spécialement formée à cette terrible tâche. Aussi, prend-on souvent prétexte de ce fait pour se convaincre que de tels actes n’ont pu être exécutés que par des êtres sans humanité, des personnes sans conscience, …bref les exterminateurs ne pouvaient être que des "monstres" : terme bien commode qui tend souvent, en « animalisant » les bourreaux, à les démarquer du monde des humains, et peut-être ainsi à les éloigner de nous, et de nos propres pulsions morbides.

- Or, avec cet ouvrage, on constate que tous les hommes valides du secteur concerné (et quelques femmes aussi parfois) en âge de tenir une machette - à l’exception des deux ou trois cas de "justes" identifiés par l’auteur, et qui l’ont souvent payé de leur vie - ont personnellement et directement participé aux meurtres. Les femmes quant à elles, ont massivement soutenu, voire encouragé, ici aussi à quelques exceptions près, leurs "hommes", et ce, en toute connaissance de cause.
Par conséquent, l’idée que pouvait laisser supposer la Shoa, selon laquelle seule une catégorie bien particulière de personnes, pas tout à fait humaines au fond du point de vue moral, était capable de commettre directement de tels actes, et qui tendait à nous rassurer inconsciemment (chez nous, cela n’aurait pas pu se passer, ou mieux, je n’aurais jamais pu faire cela) devient caduque : au Rwanda, toutes les composantes de la société rwandaise Hutu, paysans, ouvriers agricoles, mais aussi toutes les catégories de notables (instituteurs, agents administratifs, élus…) ont sans exception activement participé aux massacres : « Du jour au lendemain, ils se sont laissés emporter dans le tourbillon de tueries phénoménales, hystérie collective meurtrière, massacrant indifféremment hommes, femmes, enfants, connaissances, voisins, amis, parents ». Certes, la menace a aussi parfois joué son rôle, et certains (très peu) ont payé de leur vie leur opposition ouverte, mais comme l’indique l’auteur, « on ne cite pas d’exemple de personnes arrêtées pour leur seul refus ».
Ainsi, les témoignages de ces assassins, qui avant le génocide pouvaient être qualifiés de "monsieur tout le monde" sont-ils très déstabilisateurs pour le lecteur, et mettent-ils autant (sinon plus), mal à l’aise par les horreurs qu’ils décrivent, que par les doutes et les interrogations qu’ils font naître chez le lecteur quant à la nature humaine. Ces témoignages laissent entendre que les notions de "respect de l’autre", de conscience de la vie, de compassion, de pitié, d’humanité….bref, toutes ces valeurs si familières que recouvrent généralement le terme "civilisation", ne seraient qu’un vernis superficiel issu de l’éducation et de la culture que l’on a reçu, et que toute population (et qui sait vous, moi, tout le monde ?), s’il lui en est donné l’occasion, peut très facilement s’en débarrasser et basculer dans le meurtre généralisé : ce ne serait qu’une question de circonstance. D’un point de vue psychanalytique, on pourrait schématiser cela en disant que dans le génocide, les pulsions morbides et sadiques de chacun sont non seulement libérées et peuvent s’exprimer en toute impunité, mais sont encore encouragées par l’effet de groupe, et la pression sociale énorme consubstantielle à ce type d’événement. Et finalement très peu y ont résisté.

- Le deuxième élément qui m’a beaucoup frappé, c’est le profil psychologique des bourreaux, tel qu’il transparaît au travers de leurs divers témoignages. On notera notamment quelques traits bien marqués, parfois paradoxaux, chez tous ces tueurs :

- D’une part, l’absence plus ou moins consciente de remord et de considération à l’égard des victimes.
Outre le fait qu’aucun des assassins ne fasse preuve d’un quelconque besoin de se repentir, leur simple façon de s’exprimer témoigne de leur absence totale de scrupule ou de compassion pour leurs victimes. Cela se traduit notamment par leur manière de relater les faits, de décrire sans la moindre émotion, voire avec détachement, les meurtres et exactions les plus atroces.
De plus, visiblement, leur conscience n’apparaît pas particulièrement hantée par le souvenir des souffrances infligées aux Tutsis. Comme le dit l’auteur, et contrairement aux victimes survivantes dont la vie est irrémédiablement marquée et brisée par le génocide (douleurs morales associées à la perte d’êtres chers, mais aussi culpabilité bien connue du survivant), « de tous les criminels de guerre, le tueur d’un génocide est celui qui en sort le moins tourmenté ». Ainsi, chez les protagonistes, on ne retrouve aucun des symptômes des souffrances psychologiques qui accablent les victimes : aucune difficulté à dormir, pas de cauchemar, aucun signe de mal être particulier , de déprime, de dépression ou de pulsion suicidaire, phénomènes fréquents et récurrents chez les rescapés. Mieux, le « génocidaire », ne demande qu’à reprendre sa vie normale, comme auparavant. Pour lui, cet événement n’a été qu’une parenthèse, certes non commune, il l’admet, mais qu’il est prêt à refermer si la justice et la société lui en donnent l’occasion. Et certains de souhaiter même ouvertement se voir donner un jour une deuxième chance, au même titre que tout criminel de droit commun (quitte en guise de formalité à demander pardon aux rescapés), sans mesurer ce qu’un tel déni de justice pourrait signifier en terme de souffrances morales supplémentaires pour les victimes.

- Autre élément fondamental : l’absence de réelle prise de consciente de la gravité de leurs actes.
Sans vouloir bien entendu défendre ces tueurs, il semblerait qu’il s’agisse là d’un phénomène inhérent à ce type d’événement, et d’une certaine façon, « indépendant de la volonté » des assassins. En effet, la dimension de leur crime est si hors du commun, si exceptionnellement énorme, qu’ils n’arrivent pas eux même à l’intégrer.
Aussi, les retrouve t’on parfois presque étonnés de la facilité déconcertante avec laquelle, en quelques jours, ils se sont placés au niveau le plus élevé sur l’échelle de la criminalité humaine. D’ailleurs, s’ils ne nient pas leur implication dans les massacres, ils tendent tous, au travers de la façon dont ils présentent les choses à en minimiser la portée ou à décrire leurs actes de la façon la plus « présentable » possible : ainsi, l’emploi du mot « massacre » est-il préféré à ce lui de « génocide ». L’utilisation de sujets collectifs (« nous », « on »…), nécessairement plus anonymes est également fréquent lorsqu’il s’agit de raconter leurs exactions, comme s’ils voulaient nous faire percevoir que la barrière qui les sépare de nous est extrêmement ténue. Si bien entendu, ils tentent ainsi plus ou moins consciemment de minimiser leur responsabilité individuelle, l’auteur y voit également une incapacité morale à assumer une faute aussi lourde. Ainsi, indique t’il :« C’est le caractère absolu (de leurs actes) qui leur permet aujourd’hui d’éviter d’en prendre conscience, car quelque part, il dépasse leur propre entendement. Peut-être racontent-ils leur histoire, pour nous convaincre qu’ils sont des hommes ordinaires ».
Pour expliquer ce phénomène, l’auteur a recours à une explication psychologique : une sorte de verrou "psychique" protègerait ainsi leur conscience d’une culpabilité trop écrasante, et impossible à assumer. La « monstruosité de l’extermination, qui culpabilise les rescapés, ou du moins les hante, tandis qu’elle déculpabilise et rassérène les tueurs, peut-être les protège de la folie ».

- Un autre trait marquant de leur caractère, complémentaire au demeurant aux deux premier, est l’égocentrisme indécent dont ils font preuve : ainsi, les seuls remords dont ils sont capables de faire part ne concernent jamais leurs victimes. S’il leur arrive de s’apitoyer, c’est en premier lieu sur leur propre sort. Ce qui les dérange dans le génocide, c’est l’issue dans laquelle elle les a placés : en instance de rendre des comptes devant la justice et les hommes, situation qui les amène parfois à se plaindre, et à se poser eux-mêmes en victimes des événements. Pire, de temps en temps, les propos de ces meurtriers laissent transparaître en filigrane le sentiment que, si le génocide a été une erreur, c’est parce qu’il a été incomplet.

Quant à la question du pourquoi, elle n’a évidemment pas de réponse dans ce livre, tout simplement parce qu’il ne peut y en avoir. Divers éléments, susceptibles d’expliquer les conditions qui ont pu permettre l’émergence du climat de haine qui a précédé le génocide sont évoquées par l’auteur : rapports sociaux marqués par la différenciation ethnique, héritage de la colonisation, histoire contemporaine déjà marquée par des massacres antérieurs….Mais de tels "handicaps" ont également marqué d’autres pays, en particulier en Afrique, sans aboutir à de si terribles résultats. Par conséquent, aucune explication ne permet véritablement de comprendre le passage à un acte aussi collectivement criminel, et à fortiori aucune raison ne saurait bien évidemment exempter les génocidaires de leurs responsabilités collective et individuelle.

En résumé, on peut dire que ce livre dresse un constat assez sombre de l’âme humaine, et de la capacité de l’être humain à toujours nous surprendre dans la surenchère du pire.

Frédéric Barthès